LIMINAIRE CSI 119

Le titre de ce numéro des Cahiers de spiritualité ignatienne peut en surprendre plus d’un. C’est à dessein. « Faire la politique » ne peut équivaloir à ce qu’on entend par « faire de la politique ». Voir un simple et joli jeu de mots dans ce titre, c’est se méprendre sur l’écart, à marquer, entre des manières de faire ; certaines engagent bien plus que d’autres, en politique comme ailleurs.

On le dit couramment : il faut vivre à Rome comme les Romains. Mais faut-il pour autant soutenir que César lui-même a pu fixer pour toujours ce que sera vivre à Rome, dès lors et pour les siècles à venir ? Si tel est le cas, non seulement l’ordre politique se trouve définitivement établi mais, plus encore, les règles du « jeu politique » sont à peu près fixées pour toujours. Toute la politique, ce qu’elle est et comment elle s’exerce, paraît inéluctable. On comprend alors aisément pourquoi tant de gens pensent et disent, encore, que la politique est « sale » et qu’elle est nécessairement celle des vainqueurs ou des dominants.

Or, le défi en politique ne consiste pas uniquement à réajuster le projet de la vie en commun ni même à faire évoluer les « règles du jeu ». Tôt ou tard, il faut aussi s’interroger sur « ce » qui anime, structure, règle toujours déjà les façons de faire de la politique. Il faut, autrement dit, prendre le problème par la racine ; il importe de se ressaisir sans cesse de l’esprit, du geste qui ancre finalité et moyens, en politique notamment. Faire la politique se situe au niveau d’un tel geste – qu’il reste à reconnaître à la fois comme spirituel, concret, éminemment pratique. Bref, la question générale qui préside à ce numéro est celle du rapport entre spiritualité et politique.

Nous proposons ainsi, à nos lecteurs et à nos lectrices, de commencer par le commencement en ce qui a trait aux problèmes politiques dans notre monde aujourd’hui. L’existence politique dépasse le fait d’être engagé dans une action ou dans une option politique donnée. Comment, alors, peut-on faire (de) la politique ?

L’ensemble des contributions à ce numéro représente un effort de distanciation, d’ordre réflexif, pour rendre compte d’un écart, d’ordre critique, entre des manières – tantôt idéalistes tantôt techniciennes – de faire de la politique et une manière – bien plus fondamentale – d’ouvrir l’horizon politique : ce qui implique de construire et d’habiter ce champ qu’est la politique. Le rapport entre spiritualité et politique s’y trouve examiné d’une manière globale, d’abord ; il est ensuite abordé en fonction de questions plus particulières.

Une première série d’articles exposent les enjeux de notre problématique selon deux axes : celui de la religion en général et celui du christianisme. Jacques Beauchemin traite de la fonction de transcendance que « le religieux » assurait seul jusqu’à ce que les sociétés modernes tentent de l’assumer par elles-mêmes, voire en elles-mêmes, mais non sans difficulté. L’auteur jette alors un éclairage tout différent sur cette fonction spirituelle (transcendance) eu égard au désenchantement du monde. Albert Longchamp part du constat selon lequel les religions sont souvent associées à la violence et il dégage, de cette situation, l’incontournable problème du conflit. Il montre, à partir de la religion chrétienne, que violence et conflit ne sont pas nécessairement liés quand est posée et assumée une exigence spirituelle, celle de l’amour nommément. De son côté, Louis Balthazar souligne que la spiritualité chrétienne a des implications politiques de sorte que l’en extraire a priori est aussi erroné qu’injustifiable. 

Une deuxième série d’articles examinent le rapport entre spiritualité et politique sous divers angles propres au christianisme. Ces articles explorent successivement le monde de Nouveau Testament, le rapport de l’Église au monde et la vie à l’intérieur même de l’Église.

François Vouga éclaire notre problématique sur un plan exégétique. Il explique comment l’apôtre Paul a tenté de rendre compte, de manière inédite pour son époque, de la valeur positive de l’ordre politique. Paul comprendrait l’ordre politique comme un don de Dieu. Cependant, la conception paulinienne de l’ordre politique n’est pas élaborée à partir d’un projet d’ensemble, typique de nos manières actuelles de poser la question politique ; cette conception est spirituelle parce qu’elle procède plutôt de l’expérience subjective des chrétiens et des chrétiennes, qui apprennent précisément à faire Église.

L’Église existe au cœur du monde et pour le monde. En ce sens, William F. Ryan analyse le phénomène de la globalisation du monde moderne à la lumière de la doctrine sociale de l’Église catholique. D’après lui, cette doctrine devrait être mieux comprise en son potentiel critique et servir d’autant mieux dans le discernement des réalités sociales, qui sont de plus en plus complexes. Pour l’auteur, l’interprétation des signes des temps demeure l’expression par excellence de la valeur spirituelle de cette doctrine. Pour sa part, João Batista Libânio synthétise l’approche que représente la théologie de la libération en Amérique latine. Il rappelle l’importance de l’engagement en Église pour les pauvres. Il évoque le regard critique à développer quant aux pratiques ecclésiales elles-mêmes, dont celle de la théologie. Il interprète le tout comme radicalisme évangélique.

La vie en Église est de nature politique, comme le dit Robert Mager, au sens où le mode ecclésial d’existence se réalise encore et toujours au cœur même de la cité. Dans les exigences d’agir, de décider et de débattre, l’auteur voit, pertinemment, les conditions concrètes et spirituelles – concrètement spirituelles, dirions-nous – du « vivre en Église ». Sans ces conditions, en effet, nul croyant ne saurait même prétendre marcher, avec d’autres, à la rencontre de Celui qui vient vers nous. Mais alors, ne convient-il pas d’en dire tout autant à propos de l’Église priante et célébrante ? Jean-Louis Souletie nous y rend attentifs en redéployant, devant nous, la façon dont la liturgie eucharistique nous (ré-)inscrit dans l’histoire des victimes et des êtres souffrants. L’auteur explicite ainsi en quoi la dimension éthique et politique de l’existence humaine fait partie de la prière et de la liturgie : résurrection et passion s’y trouvent, justement, continuées.

Les trois derniers articles de ce numéro complètent le parcours par un regard ignatien sur le rapport entre spiritualité et politique. Jacques Haers présente comment certaines lignes de fond des Exercices spirituels peuvent servir de tremplin pour examiner la consistance spirituelle de nos actions et de nos attitudes, même politiques. Nous reproduisons ensuite une lettre de Jacques Couture, connu pour son engagement social et politique ici et ailleurs. Son témoignage souligne bien le défi de faire la politique à partir de sa propre foi (chrétienne). Guy Paiement fait écho à cette lettre. Dans une réflexion plus théologique, il dégage le visage du Dieu de la rue qu’il a reconnu dans l’existence engagée de Jacques Couture.

Une espérance nous habite. En cherchant à poser à nouveaux frais la question du rapport entre spiritualité et politique, nous nous convions par le fait même, les uns les autres, à ré-engager le geste politique : avec autant de souffle que de corps, en un souffle nouveau pour autrement faire corps… qui sait.

Étienne Pouliot